L’œil, la main et la corne d’abondance
Ou l’art généreux de Laurent Corvaisier
Avec cet homme et son œuvre, toute tentative d’analyse ou de discours est vaine. Toute présentation doit s’éclipser pour laisser l’œuvre entrer en scène, seule, nue, sans mots inutiles. Parce que dans l’univers de Laurent Corvaisier, tout est simple comme un geste de bienvenue. Non pas simple parce que l’artiste reproduirait simplement le monde. Simple, parce que nous éprouvons de la joie à ne pas avoir à penser pour recevoir ses généreuses compositions. Son trait nous semble familier et sa couleur coule de source.
L’œil et la main
Mais pourquoi notre rétine est-elle d’emblée en amitié et en grande empathie avec l’humain qui les crée, même si l’on ignore tout de sa personne ?
Peut-être parce qu’aucune arrogance ne se dissimule dans ses châssis, aucune distance clivante entre l’intention et le geste, entre l’œil et l’humain. Juste de la fraîcheur qui apaise notre soif et de la pureté comme nous en avons besoin par ces temps déconcertants.
Quand Laurent Corvaisier jette ses filets sur un paysage, dans une rue ou tout autour d’une groupe d’humains sirotant du thé à la menthe, il en remonte aussitôt l’essentiel : la vibration d’une vallée, le chaleur moite d’une placette, l’humanité partagée de Terriens ordinaires.
Son œil capte tout, instantanément, et ce tout est déjà dans sa main. Ses pinceaux n’ont plus qu’à filtrer la scène qu’il a saisie, à battre formes et couleurs, comme on le fait en jouant aux cartes, pour nous proposer un nouvel agencement du monde. Les éléments naturels et les singularités humaines se combinent alors dans une évidente fraternité sur la toile. Plantes? agrumes, chaise, oiseau, visage grave, caresse pudique, tout s’imbrique de façon idéale et cette magie nous réjouit, nous convainc parce que sa langue universelle sait parler à chacun.
Laurent Corvaisier est un grand producteur. Les images du monde qu’il emmagasine ne peuvent pas attendre longtemps sur les étagères de sa mémoire. Ça sort, ça fuse, ça dessine, ça s’étale en pâte épaisse. Il est un peintre qui fait circuler le monde entre l’extérieur et l’intérieur avec une certaine impatience à partager ce qu’il reçoit. Sa palette est une corne d’abondance.
La corne d’abondance
Ici, une feuille de laurier devient poisson pour surligner une joue d’enfant triste. Et l’on admet avec le peintre que rien n’est jamais mort, perdu, que tout a de l’avenir, ne serait-ce que dans un tableau.
Là, c’est un profil de femme timide qui épouse la courbe d’une jarre de terre impeccablement façonnée. Et tout devient mouvement sur la joue immobile de l’objet. Le noir du trait fend l’ocre à l’instant où son bleu cimente l’ensemble. Il doit y avoir de l’eau pleine de vie dans ce contenant.
Une tranche d’arbre totémise un voisin, un ami. Et c’est l’ombre évanouie de cet arbre, qui devient notre voisine, notre amie.
Des collines de Normandie s’ébranlent pour entonner un hymne à la vie. Et on croit entendre Henry Matisse murmurer que « la couleur est une libération ».
Une fresque peinte avec des lycéens de l’autre bout du monde, des flaques réconfortantes de couleurs pour le couloir d’un service pédiatrique, une peinture murale qui bouscule le mur d’une médiathèque, le portrait d’un résistant arménien pour un livre destiné aux collégiens… La vie frappe toujours à la porte de l’atelier de Laurent Corvaisier. Et il est là, debout, dans tout ce présent qui interpelle.
Si l’artiste est à l’écoute de ses semblables, s’il est choqué, bouleversé, en quête d’espoir, comme chacun d’entre nous, il est aussi à l’écoute de l’information secrète que nous murmure la rondeur provocante d’un citron pressé sur un coin de table ensoleillée. Elle l’émeut tout autant et lui donne à espérer comme à fort peu d’entre nous. Alors Laurent Corvaisier dessine, peint et on le remercie de nous livrer ainsi les mystères de l’unicité de la vie, de la respiration hésitante du monde, de ses propres doutes à la main si sûre.
Alain Serres, écrivain et fondateur des éditions Rue du monde